jeudi 5 avril 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (4)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


QUATRIÈME ET DERNIÈRE NOTE

Qu’est-ce que le cours de Bourdieu nous apprend sur l’État ?

Bien qu’il qualifie sa méthode de sociologie historique, le propos ne vise en aucune façon à nous présenter une histoire de l’État. Ce qui est puisé dans l’histoire, ce sont des rapports et des évolutions de rapports qui témoignent d’abord et avant tout de l’illusion dans laquelle nous vivons au sujet de l’État et de son évidence.
« Faire une histoire génétique de l’État, et non pas une “généalogie” au sens de Foucault (*), est le seul antidote véritable à ce que j’appelle l’“amnésie de la genèse” qui est inhérente à toute institutionnalisation réussie, toute institution qui réussit à s’imposer impliquant l’oubli de sa genèse. Une institution est réussie lorsqu’elle a réussi à s’imposer [comme allant de soi]. Je vous rappelle la définition de l’institution telle que je la manie (**) : l’institution existe deux fois, elle existe dans l’objectivité et dans la subjectivité, dans les choses et dans les cerveaux. Une institution réussie, qui est donc capable d’exister à la fois dans l’objectivité des règlements et dans la subjectivité de structures mentales accordées à ces règlements, disparaît en tant qu’institution. On cesse de la penser comme ex instituto. (Leibniz, pour dire que la langue est arbitraire, disait ex instituto, c’est-à-dire à partir d’un acte d’institution.) Une institution qui réussit s’oublie et se fait oublier comme ayant eu une naissance, comme ayant eu un commencement. » (p. 185)

Seront donc déçus - et je vais revenir dans un instant sur cette déception - tous ceux qui attendraient du cours une vision enfin correcte de l’État. Ce qui importe à Bourdieu et ce qui lui paraît possible, c’est de montrer en quoi nous appréhendons mal l’État, principalement parce que nous ne l’appréhendons pas vraiment, parce que - d’un certaine manière - c’est lui qui nous appréhende. Au plus loin qu’il aille dans les hypothèses - au point parfois de le regretter -, Bourdieu illustre cette façon que l’institution a de vivre en nous à notre insu. Ainsi à propos de Durkheim :
« L’État a partie liée avec l’objectivation et toutes les techniques d’objectivation : il traite les faits sociaux comme des choses, les hommes comme des choses - il est durkheimien avant l’heure. C’est pourquoi Durkheim avait pour théorie de l’État l’État intériorisé ; en tant que fonctionnaire d’État qui ne se pensait pas comme fonctionnaire d’État, il était comme un poisson dans l’eau dans l’État ; il avait une théorie objectiviste du monde social qui est la perception implicite que l’État a de ses sujets. L’État est le point de vue unitaire, en survol, d’un espace qui est unifié théoriquement et homogénéisé par l’acte de construction. Au fond, c’est l’espace cartésien. Si l’on voulait faire de la sociologie de la connaissance, on pourrait dire qu’il y a un lien entre la naissance d’une philosophie de l’espace cartésien et la naissance de l’État ; je me garderais bien de faire cette hypothèse, mais maintenant que je l’ai dite, faites-en ce que vous voulez... » (p. 338)

Bien sûr, le cours identifie des éléments causaux à l’origine de la constitution de l’espace bureaucratique : « allongement des circuits d’interdépendance, « travail collectif [...] de constitution du public », « logique des conflits qui opposent les agents insérés, à différentes positions, dans ces réseaux qui constituent la structure du pouvoir ». (cf. p. 456 et ss.) Mais l’essentiel se trouve dans ces puissants déterminants que sont les mécanismes cachés dans les intérêts cachés, ces intérêts qui, n’étant pas pleinement conscients, n’engendrent pas des tactiques explicites, mais inclinent insidieusement les comportements.
« Pour comprendre ce qui fait qu’une certaine affiliation religieuse conduit à une certaine prise de position politique, il faut comprendre ce que c’est que d’être lié à l’existence de l’Église : il faut se demander par exemple quels sont les gens dont la vie serait changée si l’Église disparaissait. Pensez aux marchants de cierges qui peuvent ne pas être catholiques... Je ne prolonge pas.
Pour l’État, c’est pareil. Qui a intérêt au service public ? Si on faisait un questionnaire sur le civisme quotidien et que l’on posait des questions pour savoir qui fait crotter son chien dans le caniveau ou pas, qui jette des objets en plastique ou pas, etc., on pourrait se demander quels sont les principes qui peuvent différencier les gens, et ce n’est pas simple. Personnellement, j’aurais tendance à m’interroger sur des choses du même type que celles que j’ai implicitement évoquées avec le producteur de cierges : quels sont les gens qui ont partie liée avec l’ordre public ? Ont-ils des salaires publics ? Est-ce qu’ils ont fait l’école publique ? Il faudrait chercher de ce côté-là. C’est le genre de choses qu’il faut mettre sous la notion d’“intérêt”. Les gens vont se diviser d’une manière apparemment anarchique. L’hypothèse que fait le sociologue est que, sous cette apparente anarchie, il y a de la nécessité : les gens ne sont pas fous, ils ne font pas n’importe quoi, ils ont des “intérêts”. Je ne parle pas des intérêts à la Bentham, ce ne sont pas des intérêts matériels ou économiques simples, ce sont des intérêts très complexes, d’appartenance :
inter esse, ça veut dire “appartenir”, “en être”. » (pp. 429-430)

Bourdieu évoque assez longuement l’émergence des juristes, en ce qu’elle a participé à l’émergence de l’État. Mais, encore un fois, l’essentiel n’est pas dans l’explicite.
« En tant que détenteurs d’un capital culturel qui les oppose aux nobles, les juristes sont du côté du mérite, du côté de l’acquis, par opposition à l’inné, au don, etc. ; néanmoins, ils commencent à penser leur acquis comme une sorte d’inné devant être transmis et ils sont donc déjà dans la contradiction : ils ne peuvent pas justifier la puissance royale sans la limiter de facto, puisque c’est déjà une limitation que de dire qu’elle a besoin d’être justifiée. Mais, a fortiori, dès le moment où ils commencent à argumenter, à donner des raisons d’obéir au roi, ils lient le roi par les raisons qu’ils donnent d’obéir au roi. » (p. 505)
En quelque sorte, la règle explicite conforte d’abord le pouvoir, puis, implicitement, elle l’affaiblit. D’autant que le juriste, c’est aussi « celui qui est capable d’énoncer, dans le langage de la règle, la transgression de la règle » (p. 523)

Je n’ai pas choisi l’exemple des arguments destinés à justifier l’absolutisme par hasard. Il correspond parfaitement à une idée qui domine la pensée de Bourdieu, à savoir que chaque théorie qui s’impose impose avec elle quelque chose qui deviendra une faille de la théorie. Ainsi de la montée de l’intérêt à l’universel - dont la Révolution française est la plus éclatante illustration - qui emporte avec elle la légitimité de ceux qui s’en font les défenseurs et qui, du coup, le monopolise d’une façon qui, à bien des égards, le ruine. Est-il besoin de rappeler ce qu’il y a de contradictoire à imposer les droits de l’homme à des peuples qui en ignorent totalement la logique ?

Bourdieu voit dans ce phénomène ce qui distingue doxa et orthodoxie :
« Il y a une phrase très belle phrase de Merleau-Ponty à propos de Socrate : Socrate est embêtant parce qu’il donne des raisons d’obéir, et si on donne des raisons d’obéir, c’est qu’on peut désobéir (***). Donner des raisons de pensée maison [ - pensée induite par les intérêts de la lignée - ], c’est donc déjà se situer en un point à partir duquel la pensée maison doit être justifiée : le fait de la justifier, c’est déjà ouvrir la porte à la possibilité d’une hérésie, d’une transgression. C’est la différence entre doxa et orthodoxie. Au fond, la pensée maison à la béarnaise, si je puis dire, est une pensée doxique, car le contraire n’est pas pensable ; les thèses de la doxa sont des thèses dont le contraire n’existe pas : c’est comme ça, c’est la tradition, il n’y a rien à en dire, “c’est ainsi de mémoire perdue”, comme disaient les coutumiers béarnais - au-delà de la mémoire, c’était déjà comme ça. Le traditionalisme commence quand la tradition ne va plus de soi : dès qu’on dit qu’il faut qu’il y ait tradition ou qu’il faut respecter la tradition, c’est que la tradition ne va plus de soi ; dès qu’on commence à parler de l’honneur, ça veut dire que l’honneur est foutu ; dès qu’on parle d’éthique, c’est que l’ethos ne marche plus - l’ethos relève du “cela va de soi”... » (p. 405)
Voilà une manière de tenter de comprendre l’explicite - une justification, par exemple - à partir de son implicite, qui invite à repenser les mille et une pratiques de la vie quotidienne, comme par exemple la portée changeante de cette partie de la messe qu’on appelle le Credo (1).

Dans l’usage que l’on peut faire de ce type de dévoilement, il y a bien sûr une part d’intuition, qui va grandissante dès lors qu’est tentée une révélation sur la longue durée. Bourdieu - conscient de ce que cela peut avoir d’incertain - s’y laisse quelquefois aller, comme dans cette parenthèse :
« Je fais une parenthèse [à propos d’]un livre très célèbre d’histoire des idées de Lovejoy qui s’appelle La Grande Chaîne de l’être (****). C’est un très beau livre qui montre que, dans des œuvres très différentes - depuis celles de Platon, Plotin jusqu’à Shakespeare, c’est-à-dire toutes sortes d’auteurs -, on retrouve la même vision qu’on peut appeler “émanatiste”, selon laquelle il y a tout en haut Dieu, le Ciel, toutes les créatures n’étant que des formes dégradées de cette forme suprême et accomplie. Il y a évidemment l’analogie avec le roi, et c’est intéressant parce que ce modèle que je suis en train de décrire est peut-être une structure mentale. Cette fameuse grande chaîne de l’être, que l’on retrouve effectivement dans les textes, pourrait avoir des fondements à la fois métaphysiques et politiques, comme ça arrive souvent. Autrement dit, la grande chaîne de l’être est peut-être une ontologie politique. Ce que je décris là, c’est la grande chaîne de l’être dont le sommet est le roi ; ensuite, de dégradation en dégradation, on arrive jusqu’au petit exécutant. Cette métaphore est, je pense, dans l’inconscient de tous les hommes des sociétés bureaucratiques. Nous avons tous dans l’inconscient cette vision des rapports entre modèle et exécution. Par exemple - je vais vous paraître tout à fait farfelu, mais je ne fais qu’user des libertés associées à ma fonction -, je pense que si toute la théorie linguistique, structuraliste, etc. a été si facilement acceptée alors qu’elle repose entièrement sur l’opposition entre modèle et exécution, langue et parole - la parole n’étant qu’une exécution de la langue -, c’est peut-être parce que nous avons un inconscient bureaucratique qui nous fait accepter la philosophie de la grande chaîne de l’être. Ce modèle théorie/pratique se retrouve dans beaucoup de domaines, et l’exploration des structures bureaucratiques, comme j’ai l’ai dit cent fois, est une exploration de notre inconscient... Je ferme la parenthèse. » (pp. 472-473)

Je reviens à présent à la déception que j’évoquais il y a un instant. Non seulement, le cours ne fournit en aucune manière un condensé de ce qu’est l’État, mais il offre moins encore quoi que ce soit qui puisse guider une orientation politique. Faut-il moins d’État, plus d’État, moins de régulation, plus de régulation, moins de fonctionnaires, plus de fonctionnaires, moins de “social”, plus de “social” ? Ce n’est pas le cours qui vous renseignera. Si vous en êtes déçu, c’est que vous partagez la déception de Bourdieu, non celle relative à son cours, mais celle relative à ce qu’est le monde. Car il y a ceux qui tentent de le comprendre pour y porter remède, si peu que ce soit. Et ceux qui - c’est mon cas - pensent que le monde est ce qu’il est et que l’on ne peut pratiquement rien y changer, si ce n’est peut-être en ce qu’il est dans un rayon de trois mètres autour de soi (ce qui n’est pas rien). La position de Bourdieu est celle de Pascal : le monde me déçoit et je ne me résigne pas à n’y rien changer. C’est ce qui l’a conduit à son activisme politique, comme c’est ce qui a conduit Pascal à Jésus.

(*) Sur la notion de généalogie, voir Michel Foucault, “Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung”, Conférence du 27 mai 1978 devant la Société française de philosophie, Bulletin de la société française de philosophie, 84 (2), avril-juin 1990, p. 35-63.
(**) Pierre Bourdieu, “Le mort saisi le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée”, Actes de la recherche en sciences sociales, 32-35, 1980, p. 3-14.
(***) La citation de Maurice Merleau-Ponty est tirée de Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1960 [1953], p. 46. Cette référence est davantage développée dans la Leçon sur la leçon (Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 54) : « On pense à ce que Merleau-Ponty disait à propos de Socrate : “Il donne des raisons d’obéir aux lois, mais c’est déjà trop d’avoir des raisons d’obéir [...]. Ce qu’on attend de lui, c’est justement ce qu’il ne peut donner, l’assentiment à la chose même et sans considérants.” Si ceux qui ont partie liée avec l’ordre établi, quel qu’il soit, n’aiment guère la sociologie, c’est qu’elle introduit une liberté par rapport à l’adhésion primaire qui fait que la conformité même prend un air d’hérésie ou d’ironie. »
(1) Introduit dans la liturgie catholique à l’époque de Charlemagne, le Credo deviendra quelques siècles plus tard une occasion offerte aux fidèles de se demander s’ils croient vraiment en Dieu.
(****) Arthur Oncken Lovejoy, The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge, Harvard University Press, 1936.

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Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
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