lundi 2 avril 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (3)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


TROISIÈME NOTE

Il y a, dans la pensée de Bourdieu, quelque chose qui lui est tout à fait spécifique et qui consiste à adopter à l’égard du réel une double distance. La première consiste à se déprendre de nos premières pensées sur le réel, à rompre avec l’enchantement dont la pensée spontanée le farde. La deuxième, c’est celle qu’il importe de maintenir - au nom de ce réel mal pensé - envers nos constructions intellectuelles. Il n’y a pas, pour Bourdieu, un lieu de sagesse d’où l’on peut appréhender les choses dans leur vérité, pas plus qu’il n’y a de méthode qui ne doive continûment être mise en cause, qui ne doive retourner contre elle-même ses propres armes.

Cela signifie notamment que la plus grande prudence s’impose, dès lors qu’il est question de rendre compte de comportements dont les raisons échappent pour une bonne part aux agents. C’est presque toujours le cas lorsque l’analyse porte sur des pratiques qui ont leurs raisons, mais qui sont ignorées ou auxquelles d’autres sont substituées.
« Les logiques pratiques - des institutions, des pratiques humaines - doivent être constituées dans leur spécificité ; une des erreurs scientifiques majeures dans les sciences historiques consiste à être plus rigoureux que l’objet, à mettre plus de rigueur dans le discours sur l’objet qu’il n’y en a dans l’objet, de manière à être en règle avec les exigences de rigueur qui sont de mise, non pas dans l’objet, mais dans le champ de production de discours sur l’objet. Ces falsifications, tout à fait sincères et spontanées, sont graves, surtout parce qu’elles interdisent de proportionner la logique du discours à la logique de l’objet, et du même coup de saisir la spécificité de ces logiques, qui ne sont pas des logiques à 50 %, ce sont des logiques autres. Si vous voulez une argumentation plus conséquente, Le sens pratique porte sur ce sujet : bien qu’il ait été écrit surtout à propos de problèmes de pratiques rituelles ou de systèmes mythiques, il vaut pour le problème de l’État où l’on a aussi affaire à des logiques pratiques que la logique logique détruit (*). Un des paradoxes des sciences sociales est que nous n’avons, pour décrire des logiques pratiques, que des logiques logiques qui ont été construites contre les logiques pratiques par un effort historique très difficile, constant. Le calcul des probabilités a été construit contre la probabilité spontanée : tous les principes fondamentaux du calcul des probabilités consistent à dire : “Ne faites pas ce que vous faites spontanément.”
De même, la théorie des jeux est construite contre les stratégies spontanées du joueur. De ce fait, nous avons des instruments de connaissance qui sont destructeurs de l’objet.
» (pp. 148-149)

C’est cette vigilance constante envers les biais possibles auxquels la recherche est continûment exposée qui porte Bourdieu à dénoncer certains travers que d’autres disciplines que la sociologie véhiculent dans leurs propres méthodes. Ainsi :
« Paradoxalement, les historiens sont, de tous les savants, les plus portés à l’anachronisme, en grande partie parce qu’ils sont victimes de l’illusion de la constance du nominal, illusion selon laquelle une institution qui a gardé aujourd’hui le même nom qu’au Moyen Âge est la même. Les historiens nous mettent en garde, mais il reste qu’une part de leurs constructions d’objets sont la collection d’intérêts liés à des problèmes présents sur le passé. Pour produire un effet linguistique ou pour “faire moderne”, ils font des analogies sauvages, disant par exemple, à propos des problèmes d’institutions du Moyen Âge, que “Josquin des Prés est le Bernard Pivot du XVIe siècle...”. Cet anachronisme et l’illusion rétrospective sont souvent liés à une erreur de philosophie de l’histoire qui découle du fait que, quand on fait la genèse d’une structure, à chaque moment, on a un état de la structure dans lequel le même élément se trouve englobé dans des états différents de la structure et donc se trouve changé. Un grand historien de la Chine, Levenson, a dit qu’un écrit canonique de Confucius change parce qu’il ne change pas dans un univers qui change (**). » (pp. 159-160)
À ne lire que ces quelques lignes, on pourrait facilement se récrier, mettre en avant tout ce que de nombreux historiens ont écrit sur leurs propres méthodes et sur leur souci d’esquiver l’anachronisme et en conclure que Bourdieu dénonce facilement et, par voie de conséquence, s’aliène bien des chercheurs. Ce serait sans doute méconnaître la portée de sa critique.

Qui vise-t-il ? Bien que l’exemple de Josquin des Prés puisse laisser penser le contraire, Bourdieu ne s’en prend pas aux historiens qui usent à l’occasion d’un langage très actuel ou de références présentes pour faire comprendre ce que l’histoire commune occulte. Je pense par exemple à Lucien Jerphagnon, dont le style se veut alerte pour mieux briser les visions communes. (1) Ceux qu’il vise, ce sont au contraire les plus austères, ou du moins la part la plus austère du travail de certains historiens, ces « constructions » dont la subtilité génère précisément des anachronismes d’autant plus graves qu’ils sont tapis dans l’ombre de considérations savantes. C’est dans l’élaboration théorique de l’histoire, bien davantage que dans son exposé, que le danger réside. On peut évidemment s’en vexer ; on peut aussi en faire son profit.

En sciences sociales, il n’y a jamais le savoir d’un côté et l’objet du savoir de l’autre. Car le savoir savant porte d’abord sur le savoir spontané et le savoir spontané porte lui-même sur la croyance en ce que savent les autres. C’est ce qui résulte du fait que l’essentiel se joue dans le symbolique. Partons du cas du roi :
« [...] pour employer le vocabulaire wébérien, le roi est celui qui peut prétendre, avec des chances d’être cru, qu’il est roi - et le capital symbolique [...] est un capital qui repose sur la croyance. Donc il peut dire qu’il est roi avec une chance de le faire accepter. Ici, je vais me référer à une découverte récente des économistes qui, pour décrire un phénomène comme celui que je viens de décrire, parlent de “bulles spéculatives” : ce sont des situations dans lesquelles un agent social est fondé à faire ce qu’il fait parce qu’il sait que les autres agents sociaux lui accordent qu’il est ce qu’il prétend être et qu’il a droit de faire ce qu’il fait ; c’est une espèce de jeu de miroirs. La logique du symbolique est toujours de ce type. » (pp. 398-399)

Et bien imprudent serait celui qui penserait échapper à cette logique. À ce sujet, Bourdieu met en garde les intellectuels par le biais de l’amusante analogie suivante :
« J’emploie souvent un paradigme pour décrire les luttes entre intellectuels. Je vais l’exposer parce qu’il est assez drôle : c’est une expérience de [Köhler] qui est un psychologue qui a beaucoup travaillé sur l’intelligence des singes. [Köhler] raconte qu’un jour il a eu l’idée de suspendre une banane hors de portée des singes : [un des plus malins], à un certain moment [en pousse un autre] sous la banane, grimpe dessus et attrape la banane ; et ensuite tous les singes sont là, une patte en l’air pour essayer de monter sur les autres, mais plus personne ne veut rester au-dessous, puisque tout le monde a compris qu’il faut être au-dessus (***)... Cela me paraît être une métaphore des luttes intellectuelles... Quand vous assisterez à ces débats intellectuels, si vous avez cette métaphore en tête, cela vous donnera beaucoup de satisfaction et aussi beaucoup de liberté, parce que vous ne serez pas tenté de lever la patte, vous serez beaucoup plus contrôlé. » (p. 399-400)
Notons que Bourdieu n’exclut pas ici que certains - lui au moins - puissent échapper à la logique décrite. Et je reviens ainsi à cette question fondamentale dont j’avais différé l’examen dans la première note que j’ai consacrée à Sur l’État : que faire du savoir sociologique ?

L’affaire est tout, sauf simple.
« [...] on n’en finit jamais de se libérer de l’évidence du social [...] » (p. 578)
Qui peut tenter de s’en libérer ? Les sociologues, peut-être (2). C’est même en quelque sorte la condition première de leurs recherches :
« [...] la sociologie demande une pensée qui n’est pas commune dans la vie ordinaire, qui n’est pas spontanée... » (p. 541)
En admettant que ces sociologues parviennent à se libérer de l’évidence du social, et qu’ils arrivent en outre à isoler les causes du comportement social, que vont-ils faire de ce savoir ?
« Dire que la sociologie est un instrument d’imposition de la nécessité est d’une naïveté pathétique. La sociologie est au contraire un instrument de liberté puisqu’elle réveille, au moins pour le sujet pensant, des possibles enfouis. » (p. 219) (3)
Voilà qui est dit ! Mais cet instrument de liberté, vaut-il pour le sociologue ou pour ceux à qui le sociologue communique son savoir ? Car cette communication est pour le moins ardue :
« Je disais l’autre jour à propos des problèmes de la communication entre les sciences sociales et le monde social [que] ce qui est le plus difficile ce sont les problématiques : les auditeurs d’un sociologue qui parle à la télévision, quand ça arrive, interprètent les propos qu’ils entendent en fonction d’une problématique souvent implicite, qui est presque toujours politique ; ils réduisent donc des analyses à des thèses, c’est-à-dire à des attaques ou à des défenses. » (pp. 438-439)
Il ne faudrait pas en déduire que cette difficulté est telle que rien de ce que communique le sociologue n’ait d’effets. Mais l’effet n’est pas toujours celui qu’il croit obtenir.
« Les sciences sociales ont partie liée avec la dissolution de l’individu au profit des systèmes de relations dans lesquelles il est pris. Si vous donnez à un sociologue, même très mauvais, à étudier un accident d’autocar sur la route Paris-Avignon, il va tout de suite arriver à l’idée que ce n’est pas la faute du chauffeur - ce qui est la façon simple et mono-causale de penser -, parce que la route était glissante, parce que c’était le retour de vacances, qu’il y avait beaucoup de circulation, parce que les chauffeurs sont mal payés et qu’ils sont donc obligés de rouler beaucoup et sont fatigués, etc. ; il va substituer à une explication en termes de responsabilité directe, imputable à l’individu libre, un système de facteurs complexes dont il faut évaluer le poids... Les sciences sociales ont eu un rôle très important dans la construction d’un état d’esprit et d’une philosophie qui ont fait le Welfare State. » (p. 575)

On sait que Bourdieu considérait le savoir sociologique comme un moyen - fût-il très malaisé à manier et très aléatoire dans ses résultats - de modifier la donne politique. Durant les dix dernières années de sa vie, il a d’ailleurs donné à cette conviction un important coup d’accélérateur. Ce qui reste assez flou chez lui, c’est le passage de la posture du chercheur - qu’il a longtemps défendue comme un posture liée à la neutralité axiologique wébérienne - à celle du citoyen politiquement actif. Dans ce cours de 1991, il fait part de ses états d’âme de professeur sur le sujet :
« Mon effort vise à me situer à un tout autre niveau [que celui des idéologues] pour essayer précisément de questionner tout ce qui est supposé connu, tous les problèmes qui sont supposés résolus par ceux qui parlent à tort et à travers, sur l’État, le public, le privé, plus d’État, moins d’État, etc. Il y a une espèce d’ascèse délibérée qui n’est pas du tout une fuite de la politique : c’est une manière d’en parler plus sérieusement, en tout cas tout à fait autrement. J’y reviendrai peut-être à la fin, [...] c’est un problème qui se pose en termes de déontologie professionnelle : est-ce qu’on peut utiliser une chaire comme tribune ? Je n’en suis pas sûr, je ne sais pas. Il y a des limites que je m’impose, peut-être à tort, mais je vous dis que j’ai conscience de ces limites et je vous invite à vous demander quelles sont les implications politiques que peuvent avoir les analyses que je peux faire. » (p. 482)

J’incline personnellement à croire que Bourdieu a eu tort de se manifester sur le plan politique. Non seulement parce qu’il rompait avec une déontologie professionnelle, non seulement parce qu’il rompait avec la neutralité axiologique wébérienne, mais surtout parce que je reste convaincu que les acquis de la sociologie sont profondément incommunicables, si ce n’est dans la gratuité (toute relative) d’un cadre académique. La sociologie a-t-elle encore alors une raison d’être ? Ne serait-elle que la satisfaction solitaire d’une libido sciendi ? Cela mérite réflexion...


(*) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1980, en particulier le chapitre I, 5 sur “La logique de la pratique”, p. 135-165, et tout le livre II.
(**) Joseph Richmond Levenson, Confucian China and its Modern Fate. A Trilogy, Berkeley, University of California Press, 3 tomes, 1958-1965.
(1) Voir notamment Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, 4e édition, Tallandier éditions, 2002.
(***) Wolfgang Köhler, L’intelligence des singes supérieurs, Paris, Alcan, 1927 [1917], p. 42.
(2) Si l’évidence du social triomphe dans la doxa, il faut alors constater que le souci de s’en libérer a commencé avec les présocratiques et, bien qu’il ait pris des formes très variées, il ne s’est jamais perdu depuis lors. Nombreux sont ceux qui, dans cette entreprise, ont levé la patte... comme les singes de Köhler.
(3) Bourdieu parle souvent comme si la sociologie était tout entière à l’image de la sienne.

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