samedi 9 août 2025

Note de lecture : Lucrèce

De la nature
de Lucrèce


Dans ma jeunesse, j’avais lu le De natura rerum de Lucrèce et j’en avais gardé l’idée qu’il démontrait l’impertinence des croyances idéalistes. C’était à une époque où certains accordaient encore du crédit à la prétendue summa divisio partageant la philosophie en deux camps irrémédiablement inconciliables : l’idéalisme et le matérialisme. Bien des marxistes ânonnaient les arguments expéditifs dont usait Georges Politzer pour jeter l’anathème sur le camp d’en face. (1) Brouillé avec le catholicisme de mon enfance, je n’étais pas sourd à cette doctrine sommaire donnant raison à ceux qui combattaient ceux-là qui, à mes yeux, avaient tort. J’ai vite compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Pourtant, j’ai conservé une sorte d’affection pour Lucrèce, comme si les temps qu’il connut le plaçait hors d’atteinte des impérities de Politzer. Ainsi, alors que je lisais Les dieux ont soif d’Anatole France, ma sympathie alla spontanément au personnage du citoyen Brotteaux, principalement parce qu’« il gardait une âme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portait constamment dans la poche béante de sa redingote puce. » (2)

Je viens de relire le livre que j’ai lu jadis : De la nature de Lucrèce, dans la version qu’en donna Henri Clouard. (3) Il existe des traductions plus récentes et probablement meilleures à bien des égards, mais je voulais me confronter à ce que j’avais lu, sans doute un peu avant mes vingt ans. Les souvenirs de ma première lecture étaient très vagues, très imprécis, et probablement inconsciemment empreints d’éléments reconstruits à partir de ce que j’ai glané sur Lucrèce au fil du temps. Reste que je ne crois guère me tromper en disant que cette première lecture m’avait conduit à prendre en compte des réponses à des questions que je me posais alors, tandis que ma nouvelle lecture m’a amené à formuler des questions qu’à l’époque je ne me posais pas. C’est là ce qu’il me paraît utile d’explorer un peu.

Une des principales questions surgie de ma toute récente lecture, c’est la part qu’il conviendrait d’accorder à ce qui est spécifiquement philosophique et à ce qui est à proprement parler scientifique dans le propos de Lucrèce. Évidemment, les deux domaines ont été circonscrits de façon changeante au fil des époques et ont même été indistinctement confondus pendant longtemps. Il reste néanmoins utile de se poser cette question à propos de Lucrèce, dès lors que l’on admet aujourd’hui que la philosophie a peu progressé, sinon en redéfinissant sans cesse son propre objet, tandis que la science, d’approximations en approximations, a continûment réduit - même si c’est dans d’infimes proportions - le champ de ce qui est ignoré. Pour le dire autrement - et pour autant qu’il soit légitime de séparer ce qui est philosophique et ce qui est scientifique chez Lucrèce -, il me semble que la part philosophique de l’œuvre reste encore ouverte à la discussion dans ses moindres détails, alors que la part scientifique - sauf à être prise pour une anticipation géniale de découvertes ultérieures (ce que je me garderai bien de faire) - ne peut être jugée qu’au regard du contexte cognitif dans lequel elle a été exposée.

Prenons un exemple d’une allégation qui peut - du point de vue de ce que cela peut signifier pour nous - être considérée en première approche de nature scientifique : les simulacres, tels qu’ils sont explicités dans le Livre quatrième. Cette notion de simulacre vise à expliquer matériellement l’origine des sensations et des idées.
« Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. » (p. 120)
Pour les sensations, on comprend l’argument. Que ce soit pour la vision, pour l’audition, pour le goût, pour l’odorat, on imagine aisément la trame conçue. Pour les idées, le schéma nous semble plus étrange, sans doute parce que notre conception des choses, aussi éloignée soit-elle des connaissances actuelles les mieux affermies, nous forcent à attribuer à la genèse des idées des sources très différentes, fût-ce dans le cadre d’une approche purement matérialiste. Fournir aux idées une assise uniquement empirique nous paraît aujourd’hui bien malaisé. Cette difficulté nous renseigne autant sur l’environnement cognitif actuel que sur celui que connut Lucrèce. Et elle nous contraint à nous interroger, une fois de plus, sur ce que signifie cette frontière de nos jours si peu perméable entre la philosophie et la science.

L’envie me prend ici de citer un mot de Bertrand Russel.
« Quand l’observateur semble, à ses propres yeux, occupé à observer une pierre, en réalité, s’il faut en croire la physique, cet observateur est en train d’observer les effets de la pierre sur lui-même. Ainsi, la science paraît être en guerre avec elle-même […] Le réalisme naïf conduit à la physique et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est faux. Par conséquent, le réalisme naïf, s’il est vrai, est faux ; par conséquent, il est faux. » (4)
Il y aurait là de quoi diluer cette séparation apparemment si commode entre physique et métaphysique, ne serait-ce que lorsque cette dernière se borne à désigner des concepts opératoires qui, par exemple, ressortent de la logique. C’est peut-être ce que les erreurs expérimentales de Lucrèce parviennent à nous apprendre, mieux que ne le feraient les membres du Cercle de Vienne.

Prenons un autre exemple : la question de la mort, telle qu’elle est traitée dans le Livre troisième. D’une lecture rapide de Lucrèce, on peut nourrir l’impression que, à propos de la mort, il assoit sa sagesse sur de simples constats empiriques. Il s’applique d’abord à nous révéler la vraie nature du cadavre, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’identifie en rien à celui dont il constitue les restes. Ensuite, il nous précise que, selon la même appréhension des choses, la mort d’autrui ne devrait donc en rien nous désoler, sinon au regard de la perte que nous subissons. Comme le disait Épicure :
« Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. » (5)

Mais le sujet principal de ce Livre troisième, ce n’est pas la mort ; c’est l’âme. Une âme certes assez différente de ce que les religions monothéistes nous en ont dit. Pour Lucrèce, l’esprit se trouve dans la poitrine et l’âme, sous forme diffuse, dans tout le corps. Si cette âme disparaît lorsque la vie se retire du corps, elle joue un rôle médiateur entre l’esprit et le monde tel que capté par les sensations. Ainsi, la façon dont Lucrèce s’exprime jette peut-être un doute sur l’autonomie du moi.
« Maintenant, d’où recevons-nous la faculté de faire des pas à notre volonté et d’effectuer tous les mouvements qu’il nous plaît ? Quelle force peut développer la masse énorme de notre corps ? […] Souviens-toi de ce que j’ai dit antérieurement : les simulacres de mouvement viennent nous frapper l’esprit. De là naît une volonté ; car on ne commence à agir que lorsque l’esprit a fixé un but et ce but n’apparaît que lorsque l’image de l’acte se présente. Quand donc l’esprit éprouve l’intention d’un mouvement de marche, il heurte aussitôt la substance de l’âme éparse dans tout le corps à travers membres et organes : rien de plus aisé, grâce à l’union intime des deux substances. L’âme à son tour heurte le corps et toute la masse ainsi gagnée par degrés se met en mouvement. » (p. 140)

Encore peut-on comprendre différemment ce qu’il entend par volonté lorsqu’on s’en rapporte à ce qu’il dit dans le Livre deuxième.
« Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d’une premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l’infini; d’où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d’où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ? […] Il faut que de tout le corps s’anime la masse de la matière, qui, impétueusement portée dans tout l’organisme, s’unisse au désir et en suive l’élan. Tu le vois donc, c’est dans le cœur que le mouvement a son principe ; c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord, pour se communiquer de là à tout l’ensemble du corps et des membres. » (p. 59)
On pourrait presque croire qu’il s’attache surtout à expliquer pourquoi le corps suit l’esprit, bien davantage qu’à rechercher d’où vient ce que l’esprit semble décider. Il conviendrait sans nul doute de consulter d’autres traductions pour asseoir une opinion à ce sujet. Je m’en dispense pour l’instant, parce que je me borne pour l’instant à inventorier les questions, non les réponses.

Ne concluons pas trop vite sur le sens qu’il convient d’attribuer à cette manière d’expliquer les rôles des simulacres, de l’esprit, de l’âme et de la volonté. D’autant que - je vais y revenir - l’exposé se veut poétique. Ce qui transparaît particulièrement bien dans ce passage :
« L’adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dès que la semence créatrice a mûri dans son organisme, voit s’avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs ; cette apparition sollicite les parties gonflées de liquide générateur ; et soudain, dans l’illusion de consommer l’acte, il répand un flot qui souille sa tunique.
Elle est sollicitée, cette semence, dès que l’adolescence met en nous sa première vigueur. Et comme il existe pour chaque être une cause particulière d’émotion, l’influence de l’être humain est seule à émouvoir dans l’être humain la semence humaine. Or celle-ci, sortie de ses retraites, traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l’organe de la reproduction, lequel s’irrite, se gonfle ; et alors la volonté surgit de répandre la semence là où tend la violence du désir ; ainsi la passion vise l’objet qui a fait la blessure d’amour. Car c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang.
 » (p. 144)
Oserais-je le dire ? voilà qui invalide en quelque sorte l’idée de distinguer encore philosophie et science dans une approche des choses qui a à tout le moins le mérite de chercher à dire le réel. Rien donc qui incite à user de nos manières actuelles de penser, ni à juger les manières de penser d’alors ; plutôt à se poser des questions que l’ignorance des écrits d’antan nous aurait fait méconnaître ou mépriser.

Restent bien évidemment d’autres questions qui ont été souvent débattues. De toutes, il me semble que le plus instructif réside dans ce refus de regarder le monde comme l’accomplissement de quelque projet que ce soit.
« Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. Car si la crainte tient enchaînés tous les mortels, c’est que sur la terre et dans le ciel leur apparaissent des phénomènes dont ils ne peuvent aucunement apercevoir les causes, et qu’il attribuent à une action des dieux. Quand nous aurons vu que rien ne se fait de rien, alors ce que nous cherchons se découvrira plus aisément ; nous saurons de quoi chaque chose peut recevoir l’être et comment toutes choses se forment, sans intervention des dieux. » (pp. 22-23)
C’est une question, pas une réponse. Mais une question qui désigne toutes les réponses inadéquates. Et pas seulement celles qui supposent l’intervention des dieux. Toutes celles aussi qui donnent aux choses un sens susceptible de satisfaire le désir qui est nôtre de voir notre existence se justifier. Le monde n’est pas seulement indéchiffrable, il est ce qu’il est dans son insignifiance, dans son incohérence et dans son amoralité première. Même la nature - telle que Lucrèce en parle - ne mérite ni notre confiance, ni notre admiration. Elle n’est que ce qu’elle est, avec ses beautés et ses prodiges apparents, mais aussi avec ce que nous jugeons facilement ses brutalités, ses cruautés, ses scélératesses. (6) Accepter qu’elle soit cela - rien que cela - définit une philosophie qui attend fort peu de la science.

Alors, pourquoi ce choix de présenter l’épicurisme sous la forme d’un long poème. L’histoire de la culture occidentale nous pousse à considérer la poésie bien davantage au service du spiritualisme, du sentimentalisme ou du libre arbitre qu’au service d’une conception matérialiste, laquelle s’accommoderait mieux du prosaïsme. C’est là une tendance dont il faut cependant se déprendre, et Lucrèce nous en donne l’occasion. Car il explique les raisons qui l’ont conduit à choisir la forme poétique.
« J’aime puiser aux sources vierges, j’aime cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique dont les Muses n’ont pas encore ombragé le front d’aucun poète. C’est que, tout d’abord, grandes sont les leçons que je donne : je travaille à dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition. C’est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N’est-ce pas une méthode légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l’absinthe amère, commencent par dorer d’un miel blond et sucré les bords de la coupe : ainsi, le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l’amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd’hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l’a point pratiquée et que le vulgaire recule d’horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi dire, l’imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te faire pénétrer tous les secrets de la nature et jusqu’aux lois selon lesquelles la nature est formée. » (pp. 42-43)
Souci d’efficacité donc, à une époque où la prosodie s’apprend par cœur et se récite, voire se chante. Efficacité toute relative cependant, car la doctrine de Lucrèce, qui prétendit expliciter celle d’Épicure dont on sait bien peu, ne s’imposa guère, même si on continue aujourd’hui d’en parler.

Les traces historiques que constituent les auteurs du passé ne devraient jamais être regardées comme des occasions de conforter les idées actuelles. Elles devraient au contraire être consultées dans le but d’apprendre ce que ces idées actuelles peuvent avoir de subjectif, de conditionné, d’éphémère. Elles devraient nous aider à nous déprendre d’une conception des choses dans laquelle le présent nous enferme, avec ce sentiment illusoire qu’elle représente un aboutissement.

(1) Cf. Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, 1946.
(2) Anatole France, “Les dieux ont soif” in Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 439.
(3) Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes par Henri Clouard, GF Flammarion, 1964. Henri Clouard était maurassien, membre de l’Action française, ce que j’ignorais bien évidemment à l’époque.
(4) Bertrand Russell, Signification et Vérité, trad. de Philippe Devaux, Flammarion, 1990, p. 24.
(5) Épicure, “Lettre à Ménécée” in Lettres, maximes, sentences, trad. de Jean-François Balaudé, Librairie Générale française, Le Livre de Poche, 1994, p. 193.
(6) Je pense ici à ces mots si pertinents de Michel del Castillo : « Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (Mamita, Fayard, 2010, pp. 263-264)